vendredi 24 mars 2017

Naviguer



Il n'est pas immédiat de tisser des liens avec la nature. Se promener dans les bois, marcher le long de la plage, ça va pour un dimanche. Pour être longtemps dans la nature, il faut aller chercher les liens et les tisser petit à petit. La mer c'est la nature sauvage comme il n'y en a plus beaucoup sur la terre. Il faut aller la chercher loin cette nature sauvage, sur les pics et glaciers, au Kamchatka. Sauvage et indomptée. C'est elle qui décide. 

La marche du voilier me lie à la mer et au vent. Le vent monte, prendre un ris, rouler le génois. Le vent retombe, rendre les ris, dérouler le génois, sortir l'artimon. Vent arrière, le Spi! Ca booste trois jours et puis plus rien. Une journée avec les vagues qui continuent et plus de vent. Les voiles qui claquent, les poulies qui frottent sur la coque. Radeau de la méduse. Impatience, j'hésite à lancer le moteur. J'hésite parce que c'est renoncer à la magie. Petit à petit les vagues qui se sont en allées, mer d'huile. Coucher de soleil. Une nuit de repos. Nouvelle énergie le matin, ranger le bateau, faire une lessive, un bon repas. Quelques réparations. Coucher de soleil, au lit! Trois heures du matin, une légère brise, je l'entend depuis ma couchette, le rêve du voyage qui renaît, reprendre la route. Sortir les voiles dans le noir, ciel couvert pas de lune pas d'étoiles. Le voilier qui glisse sur la mer plate, poussé par la brise de la nuit, retour au lit, une oreille qui reste à la veille, scrute les bruits de l'eau. Matin coup de vent. Je guette à l'horizon, on arrive aujourd'hui. Rien en vue. Et puis au cours de la journée je regarde sans plus y penser, et je vois la pointe d'une montagne sur l'océan. 

Tisser des liens pour être vraiment là dans cette nature sauvage. La pêche m'a beaucoup aidé. On imagine le chasseur dans une vallée perdue de Sibérie, comme Dersu Uzala de Akira Kurosawa. Aux aguets des bêtes sauvages. Les connaître pour les comprendre et les trouver. Pour les capturer et saisir avec elles l'essence de cette vie sauvage. Ces cerfs et ours que l'on mange sont la superstructure rusée de la terre et de la végétation. La chasse, une prise, et puis toutes les préparations pour manger et préserver. Ma première ouverture sur la pêche c'est l'ami Lukas qui me dit qu'il ne faut pas trop de ligne, juste trois ou quatre longueurs de bateau, parce que c'est le bateau lui même qui attire en premier l'attention du poisson. Depuis ce jours je garde intime en moi cette image du voilier vu par le poisson. Cinquante mètres de profondeur, une coque noire, sa quille et son safran fend les vagues. Qu'est-ce que c'est que ça? Curiosité, attrait. Je porte maintenant les deux visions, celle du capitaine et celle du poisson; les deux mondes qui se rencontrent à la peau de l'eau. 

On porte ces poissons en respect, ce sont des voyageurs eux aussi, les maîtres de l'onde (vassaux des baleines), qui migrent sur des milliers de kilomètres. Dans la bible de la pêche (The cruiser's handbook of fishing" de Scott et Wendy Bannerot), on nous dit: "vous trouvez ces espaces vides? Prenez un verre de cette eau et regardez là au microscope! Ou bien, restez sur place trois jours au milieu de l'océan quand il n'y a pas de vent, allumez une lumière la nuit et profitez du spectacle. 

Comment tisser des liens avec la nature sauvage? On peut profiter des quelques millions d'années inscrits dans nos gènes: guetter la proie, tendre un piège, observer, tenter. C'est très facile d'utiliser cet héritage là pour tisser le lien. C'est plus difficile quand on est végétarien et qu'on ne veut pas tuer. C'est facile de s'intéresser à tuer. C'est ce que j'ai trouvé de mieux pour le moment, après la marche du bateau. 

Plein de choix et de paramètres. Quel appât est le mieux adapté à la vitesse du bateau, à la lumière, à l'état de la mer? Quelle longueur de ligne? Une ligne fine est est plus discrète mais plus fragile. Perspective d'une ligne qui casse. Combien de lignes à la mer? Avec le risque qu'elles s'emmêlent. Il faut aller très vite lorsque le moulinet hurle ("screaming reels"): ralentir le bateau en gardant le cap. La sensation d'un être puissant au bout caché de la ligne. Il est dans son élément mais je suis du bon côté de la ligne. S'il est plus fort que ma ligne est résistante il faut le fatiguer. Le laisser aller quand il tire et le reprendre ensuite "Si tu te reposes, le poisson se repose aussi". Premier reflet argenté derrière le bateau, à travers les vagues, j'essaye de deviner de quel genre de poisson il s'agit. Un Thon, Un Mahi mahi (Daurade royale), un Marlin, un espadon... Les remerciements rituels et la mise à mort quand il est dans le cockpit. Bien faire attention à ne pas se blesser. Puis tout le travail du dépeçage et de la préservation. Un gros poisson nourrit pour plusieurs semaines. Moi, et les amis rencontrés ou retrouvés à la prochaine île.

Les jours se suivent et se ressemblent et ne se ressemblent pas. La fatigue qui monte et qui redescend selon les conditions. Le mouvement du bateau qui travaille au corps, profondément. Le mal de mer c'est la forme la plus reconnaissable de ce travail, la seule qui ait un nom. C'est comme si la mer prend ma glaise et la malaxe. C'est une forme de massage à l'intérieur. Les gens fort sur terre ne sont plus fort sur mer car il n'y a plus d'appui sûr pour les jambes. Il n'y a plus les fondations sur lesquelles faire reposer la maison, les idées. C'est le monde mouvant. Je ne décide plus, je me laisse faire et je fais de mon mieux. Je me rappelle cette phrase: "quelle effort faut-il faire pour se détendre?". Je pense aussi "ce n'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la mer qui prend l'homme". Ce ne sont plus les mêmes choses que l'on peut faire et ne pas faire. Comment se couler dans le mouvement? Le voyage en voilier c'est ce chemin là. Certain s'y plaisent. Après une semaine il y a une île. Il me faut bien une autre semaine de cette île avant que revienne ce regard vers l'horizon. C'est le moment de repartir.


Bien que le GPS a changé la donne, prendre la mer reste quelque chose à quoi l'on s'engage avec un sentiment d'héroïsme. Tempêtes, récifs, nuit, courants, avaries, solitude. A quelle sauce vais-je être mangé? C'est ainsi que le mot "capitaine" gagne une résonance toute nouvelle, une teinte insoupçonnée. Humilité et persistance. Le capitaine Achab dit "Et si le soleil m'insultait, je le frapperait". 


Voyage de Whitianga à Wellington avec Sara, Zahir, Davin et Henning. Cinq jours de mer vers un sud de plus en plus venté, une mer de plus en plus creusée. Deux caps à passer; le cap Est et le cap Palisser. Je compare la somme de moments et d'événements, de tensions, de fatigues et de repos sur ce trajet, au même trajet que nous aurions fait en voiture. Je goûte cette comparaison et je m'en fait une analogie pour la vie d'avant le pétrole.  Je me souviens, juste avant le cap Palisser (ouverture vers le détroit de Cook). Pas de vent, moteur (parce que ce sont des lieux ou l'on ne traîne pas). Un champ de vagues qui nous vient de devant, annonciateur de la bascule sur l'autre côte du cap, puis le vent. On sort les voiles, au près dans les vagues. La coque qui tape et bientôt, tout le monde au lit à dormir, remède le plus efficace contre la nausée; même Zahir. Le silence du bord, le bateau rendu à sa tâche la plus naturelle. Je le laisse faire, il la connaît bien, il l'a dans le corps.

Jérôme.

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