mercredi 22 mars 2017

Capitaine





Salut les amis, je voudrais essayer de vous dire ce que ça me fait de vivre sur un bateau.

- Beaucoup de travail: il faut choisir entre entretenir et réparer. Une fois que chaque élément a cassé, on devient familier avec chaque élément et on se rend compte du soin que demande chaque élément. Un voilier est un agencement de plein d'éléments: c'est une coque qui flotte, mais c'est aussi un camion (gros moteur diesel, vidanges, alignement), c'est aussi un camping car (cuisine, toilettes et lits), c'est aussi une mobylette (l'annexe et son moteur hors-bord), c'est aussi une centrale électrique (panneaux solaires et éolienne, transformateurs, fusibles), c'est aussi une centrale hydraulique (dessalinisateur, tuyauterie, vannes, siphons), c'est aussi un garage de mécanique (tout réparer au milieu de l'océan ou dans une île perdue: pièces de rechanges, outils), il y a aussi les mâts et les voiles (qu'il faut manipuler comme on le ferait des ailes de papillon). Il y a des soins avec lesquels on ne peut pas transiger (pour se prémunir d'une coque qui prend l'eau, ou bien d'un mât dans l'eau). Et il y a les soins qu'on voudrait faire pour son plaisir de confort intérieur - et qui doivent attendre.  Un bon bateau est un bateau sur lequel il nous reste un tout petit peu de temps pour les soins du plaisir. Sur un bateau un peu moins fiable on court après les urgences. 

On m'a demandé comment choisir un bon bateau. Comme souvent, il faut en fait choisir un bon ex-propriétaire. Pour chaque manoeuvre-réparation-entretien il s'est retrouvé devant ce choix là: la manière rapide et sale, ou bien la manière longue et propre. Si l'ex-proprio a plus souvent choisi la seconde, alors le bateau vaudra quelque chose. Autrement, ce sera un nid de pièges. Entretenir prend du temps (et coûte de l'argent), alors que réparer coûte de l'argent (et prend du temps). Par contre ça peut être dangereux si ça casse au mauvais moment.

Je lis Gilbert Simondon qui a développé de chouettes idées sur la technique. Il y a technologie fermée, son symbole est la perte de garantie lorsqu'on brise le cachet pour l'ouvrir et voir ce qu'il y a dedans: la seule manière de le réparer c'est de le renvoyer à un réparateur agréé. La technologie ouverte c'est celle ou tout est accessible. Mon bateau est ouvert. Il y a des choses pour lesquelles il faut mettre les mains dans le cambouis;  ça se passe en fond de cale avec l'huile moteur, le diesel et le bitume mélangés en une pâte épaisse et sa sauce (élément "terre"). On hésite au début, mais on se familiarise rapidement, poussé par la nécessité, et on fini par la boire en siphonnant des tuyaux. Ca peut aussi se passer en haut du mât (élément "air"), quinze mètres au dessus des vagues à décoincer une drisse, sanglé, agrippé aux échelons, un pied en équilibre sur une barre de flèche. Ou alors c'est une fuite de plomberie, avec un goutte à goutte qui coule le long d'une varangue et il faut démonter tous les vaigrages pour en retrouver la source (élément "eau").

- Des responsabilités. J'ai navigué seul pendant les quatre premiers mois ("capitaine abandonné") , puis ensuite avec Sara et Zahir, et puis avec les équipages de rencontres. Un gros bateau (14m) me permet d'embarquer les amis que ça dit. Du coup, c'est les responsabilités de la sécurité de l'équipage, la marche des manoeuvres, la bonne humeur et le plaisir à bord. Etre ferme et très clair quand ça presse (parler peu et fort), être doux et enveloppant quand on peut. Etre le garant de la marche du bord.  Et surtout, se souvenir de céder immédiatement toute autorité dès lors que les amarres sont en place et le bateau au repos.

Je pense à la manière dont on se repose sur les institutions. L'institution de l'école, l'institution du travail, l'institution de la santé... Un espace balisé de barrières, d'auto-routes et de garde fous. Un peu comme la signalisation routière des rues de nos villes quand on les regarde avec un peu de recul. Sursaturation de signes et d'injonctions. En mer la signalisation se fait rapidement ténue en s'éloignant des ports. Ensuite c'est un espace de liberté et de dangers. Il s'y passe plein de choses: un poisson qui mord à la ligne de traîne. Le vent qui monte. Le vent qui tombe. Des vagues. Des levers et couchés de soleil. La routine de la nuit. Les lumières des cargos loin à l'horizon, ou bien alors trop près de notre route. Le mal de mer quand on est trop fatigué.

Une grande partie de ce qu'il faudrait savoir se trouve déjà incorporée dans la structure et les fonctions du bateau. Le bateau sait comment négocier les grandes vagues, le bateau sait comment éviter les surcharges sur le gréement. Parce que le bateau tel qu'il est, est né de beaucoup d'années d'évolution. Les recettes qui marchent (flottent) sont scrupuleusement notées dans l'architecture des voiliers, et si l'on ignore le pourquoi de tel détail, le bateau lui, le sait. C'est aussi cela l'inconscient collectif. L'architecture marine est une discipline conservatrice; c'est un poids (quand on est à terre et qu'on veut faire du nouveau qui brille) mais c'est une bénédiction (quand on est en mer et que le vent se lève). On s'en rend compte lorsqu'une grosse vague arrive par derrière et qu'on se dit "ou là là!", et que tout se passe bien. Ca se passe quelque part de caché entre les efforts combinés de l'eau sur la coque, de l'air dans la mâture et des moments d'inertie de tout le bastringue en fond de cale et dans les tiroirs.


Il est recommandé de se passer de superlatifs lorsqu'on parle de la mer; elle, en abuse trop facilement. Le capitaine du "typhon" de Conrad, honnête laboureur des lames, écrit à sa femme en fin de roman: "tout s'est bien passé à part quelque coup de vent en cours de route".

Jérôme.


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